Dominique et moi-même suivons les conférences de Chérif Ferjani, professeur en science politique à Lyon 2, et nous proposons de vous en faire part.
Les faits
A la fin de 2010 et au début de 2011, des soulèvements ont secoué le monde arabe et réussi à faire tomber des dictateurs qu’on croyait « indéboulonnables » : Ben Ali, Moubarak, Kadafi, Ali Saleh. Mais les élections qui ont suivi ces bouleversements ont porté les islamistes au pouvoir ! Est-ce à dire que le « printemps arabe est plutôt un « hiver islamiste » ?
Le 17 décembre 2010, à Sidi Bouzid, en Tunisie, un jeune chômeur diplômé se suicide en s’immolant par le feu. Très vite, la région se soulève et au bout de quatre semaines, Ben Ali prend la fuite.
A peine Ben Ali tombé, le peuple égyptien reprend à son compte le slogan «Dégage !» et réclame le départ d’Hosni Moubarak qui tombe, lui aussi, au bout de trois semaines. Dans la foulée, des soulèvements identiques ont lieu au Yemen, au Bahreïn, en Syrie, à une échelle moindre en Algérie, au Maroc et en Mauritanie.
Hiver islamiste et théorie du complot
Pour certains, il est illusoire de voir dans ces mouvements une véritable aspiration à la démocratie.
On peut distinguer deux réactions :
« L’hiver islamiste »
Selon certains, la culture arabe est incompatible avec les valeurs de la démocratie et « l’exception islamiste » ne permet pas l’évolution de ces sociétés vers la démocratie. Ceux-là mettent en garde contre l’instauration d’une théocratie islamique comme elle s’est imposée en Iran ou en Afghanistan avec les Talibans.
La théorie du complot
Les partisans de l’islam politique dénoncent la main mise des USA et des ONG occidentales derrière ces soulèvements. C’est la thèse du « complot américain » selon laquelle l’Occident voudrait garder la main mise sur ces pays tout en renouvelant ses alliances.
Rapprochements avec d’autres « printemps »
L’expression fait référence au « Printemps des peuples » de 1848 en Europe mais on peut aussi la rapprocher d’autres « printemps » : le « Printemps de Prague », Mai 68, et plus récemment le « Printemps berbère ».
Le « printemps des peuples » ou « printemps des révolutions »
L’année 1848 voit une floraison de révolutions d’abord en France puis dans différents pays européens. Lors du Congrès de Vienne, les vainqueurs de Napoléon refont la carte de l’Europe et restaurent la monarchie dans tous les Etats conquis par la France. La Sainte Alliance instituée en 1815 formée par les trois monarchies victorieuses (empire russe, empire autrichien, royaume de Prusse) est une alliance contre-révolutionnaire. Il s’agit d’endiguer les aspirations nationales à la démocratie pour éviter le retour d’une révolution comme celle de 1789. Mais le sentiment national et les idées libérales se développent malgré la répression. Ils vont déclencher la flambée révolutionnaire de 1848. Comme en 1830, la révolution parisienne donne le signal de la révolte qui se propage rapidement dans presque toute l’Europe.
C’est le « printemps des peuples ». Mais la victoire des révolutionnaires est de courte durée et partout l’ancien ordre est rétabli. Cependant, malgré la fin tragique de ces révolutions, on continue de parler de « printemps des peuples » parce-que les revendications de liberté et de suffrage universel ont abouti, trente ans plus tard, à l’instauration de la troisième république en 1871. On peut considérer que les morts, la « boucherie » ont été le prix à payer. Gardons-nous donc de conclure trop vite à l’échec du « printemps arabe » et laissons du temps au temps !
Le « printemps de Prague »
Il débute le 5 janvier 1968 avec l’arrivée au pouvoir de Dubcek et se termine le 21 août 1968 avec l‘invasion des troupes du Pacte de Varsovie. Dubcek a tenté d’introduire un « socialisme à visage humain » en accordant la liberté d’expression et de circulation, en décentralisant l’économie et en proclamant l’égalité des nations tchèques et slovaques. Malgré son échec, le printemps de Prague a inspiré la culture des années 60, en particulier la littérature avec le fameux roman de Milan Kundera « L’insoutenable légèreté de l’être » qui paraît en 1982. Il a été aussi le déclencheur du dégel soviétique qui aboutira à la chute du mur de Berlin en 1989.
La révolte de Mai
Elle était dirigée contre la société traditionnelle, le capitalisme et plus immédiatement contre le pouvoir gaulliste en place. Elle a engendré des changements importants sur le plan politique, social et culturel.
Le « printemps berbère »
En 1980, des manifestations ont lieu en Algérie pour réclamer l’officialisation de la langue berbère en Algérie (après l’indépendance en 1962, la langue arabe était devenue la seule langue officielle). Ces soulèvements sont réprimés dans le sang (126 morts et 5000 blessés) et il faudra encore 20 ans pour que la langue berbère soit reconnue comme une langue officielle, le tamazight.
Cependant le « printemps berbère » est la première brèche dans la dictature du FNL. Il brise le tabou linguistique sur l’utilisation du berbère, fait émerger une génération d’intellectuels et préfigure les grandes manifestations qui ont conduit au pluralisme politique en Algérie (1988).
Le Maroc, lui, se dépêche d’officialiser les langues et les cultures régionales pour éviter que les mêmes événements se produisent (réforme constitutionnelle de 1988)…
Travail, liberté et dignité
Les différents soulèvements du « printemps arabe » font appel aux mêmes valeurs :
Travail
C’est le premier mot d’ordre. En Tunisie, plus on est diplômé, moins on trouve de travail. Le jeune diplômé qui s’est immolé est devenu le symbole de ce désespoir des jeunes. Au Maghreb, si le jeune échoue à trouver un emploi, c’est aussi toute sa famille qui s’est sacrifiée. L’exigence de travail représente un désir de reconnaissance et de statut social. « Bande de voleurs » disaient les slogans des manifestants, soulignant ainsi que le travail était un droit et que les gouvernants corrompus le leur avaient « volé ».
Liberté
ll s’agit d’être libre de demander du travail, d’exprimer ses aspirations ou son désespoir. Les politiques l’ont supprimé soit-disant pour faciliter le « décollage «économique ». Chérif Ferjani, qui avait rencontré le président Bourguiba à sa libération en 1980 l’avait entendu dire que la liberté était un frein au développement car elle pouvait conduire à l’anarchie…
Dignité
Les Tunisiens préfèrent le nom de «révolution de la dignité» à celui de «révolution du jasmin» pour désigner les événements qui ont amené la chute de Ben Ali. Pour eux, travail et dignité sont liés.
Ainsi, même si la révolution n’a pas encore débouché, elle représente une aspiration démocratique et on peut parler d’un « Printemps des peuples » : « Pas de second mandat pour Ben Ali » !