Gaspard, gardien du musée Rodin depuis plus de trente ans est fou amoureux de la sculpture de Camille Claudel.
Il se l’approprie tellement que personne ne doit la souiller, ne serait ce que du regard !
Ébloui par la grâce de Camille, Gaspard en devient fou et se met à la confondre avec sa femme Rose
Gaspard est là, debout, impassible, comme figé, le regard vide… Gardien du musée RODIN depuis bientôt trente ans, il attend, il espère. Ses yeux rétrécis, son esprit envolé inquiètent Rose, sa femme, et Lucien, son voisin.
« Bouge- toi, change de métier, tu sembles si loin de nous » … Ces paroles glissent le long de ses grandes oreilles. Gaspard reste fidèle à son poste, debout impassible, comme figé le regard vide… De temps en temps, ses lèvres pincées murmurent tendrement un prénom « Camille… ». Oui, c’est bien Camille CLAUDEL dont il s’agit. La merveilleuse sculpture aux formes sensuelles et au sourire énigmatique se prélasse devant lui depuis si longtemps ! Il ne veut manquer aucun rendez-vous.
Un matin d’automne, comme un frisson venu d’ailleurs, il perçoit une voix faible prononcer le prénom tant aimé… Camille. Gaspard se retourne. Que se passe-t-il ? Il perd pied, ne sait plus où il en est… Il voit alors Camille, sa Camille se lever avec grâce, s’étirer mollement, sourire, bailler paresseusement et s’évaporer doucement dans la lumière tamisée des premières heures du jour.
Pris d’un tremblement, Gaspard, les poings serrés au fond de ses poches, sent comme un papier chiffonné. C’est une lettre qu’il a peine à déchiffrer tant l’émotion est grande. Il se souvient… ce matin… le conservateur du musée… oui, c’est ça…ce mot assassin qui a soufflé sur Camille « Monsieur Gaspard, vous êtes viré »…
Pris d’un vertige, il passe rapidement devant le « baiser de Rodin » sans y prêter attention. Il ouvre la fenêtre pour reprendre sa respiration. L’automne est bien là. Les feuilles jaunies comme des milliers de petits soleils l’éblouissent. La rosée éparpille ses petites bulles de ci de là, jouant malicieusement avec les toiles d’araignées. La terre est là, noire, bien vivante. Les poubelles sagement rangées attendent d’être délivrées de toutes leurs ordures. Les nuages se courent après. Gaspard n’avait jamais remarqué à quel point ce paysage si vivant et apaisant ressemblait au tableau du troisième étage, Manet ou Monet ?
Gaspard se sent las. Il s’assied sur le banc avec lequel il a fait corps tant d’années. Il déplie la lettre reçue ce matin, la défroisse de ses gros doigts, met ses lunettes et relit ces lignes lentement, posément. La direction lui signifie sa mise à pied.
Oui, il avait bien eu quelques avertissements, mais il n’y avait guère prêté attention. Quelle était sa faute ? Etait-ce un crime d’empêcher les visiteurs d’admirer sa Camille ? C’est vrai, il avait recouvert sa délicieuse sculpture d’un drap. Personne ne devait la profaner du regard. Mademoiselle Claudel lui appartenait. Oui, de temps en temps, face à un curieux intempestif, il soulevait délicatement le tissu en échange de quelques pièces. Telle était sa faute. Le conservateur n’avait pas apprécié.
Revenu à la réalité, Gaspard se lève d’un bond, il va enfin pouvoir retrouver sa Rose et oser lui avouer qu’elle est un peu sa Camille. Le vieux gardien ne s’était jamais senti aussi bien, comme libéré d’un fardeau.
– Mon pauvre homme, je te reconnais à peine. Que t’arrive-t-il ?
Jamais il ne m’a parlé avec autant de tendresse. Ses yeux embués de larmes partent à la dérive.
Il me touche
– Viens Gaspard, je vais te faire du café.
Son sourire de jeune homme réapparaît comme aux premiers jours de nos amours.
Du café…. Rose ? elle me propose du café ? Avec quelle douceur elle prononce ces mots… cette nonchalance… on dirait Camille…
– Allez, Gaspard, secoue toi, viens t’asseoir et déchausse toi surtout !
Qu’il est agaçant de traîner toujours ainsi les pieds.
– Merci pour le café.
Pourquoi me parle-t-elle sur ce ton de reproche comme si j’étais un vaurien. Je l’aime tant !
– Tu veux 4 sucres comme d’habitude ?
Il y a si longtemps que je ne lui ai pas fait de café en milieu de matinée, et pourquoi me suis-je souvenu qu’il sucrait autant son café, lorsque nous nous donnions rendez-vous à la sortie de l’usine au petit bistrot du coin ?
– Oui, 4 sucres comme d’habitude…Rose, mon amour, chante moi encore « Le printemps revient avec les hirondelles»
Au son de sa voix, autrefois, le soleil se mettait à briller encore plus fort, c’est pour cela que je l’ai tant aimée, il y a … 40 ans ma Rose, puis il y a eu Camille. Camille, c’est elle qui a commencé notre histoire en trompant Rodin. Ses airs alanguis, son sourire énigmatique… et puis moi j’ai un peu trompé Rose, mais c’était plus fort que moi… Camille si belle, si émouvante…
-Tu veux que je te chante « les hirondelles » ?
Mon Gaspard, tant de souvenirs communs ! Ce vieux bonhomme me bouleverserait -il ? Tous ses propos me troublent. Je ne vais quand même pas me laisser attendrir !
– Et si je t’emmenais visiter le Musée Rodin où tu n’as jamais voulu mettre les pieds ?
J’aimerais tant que ma Rose partage les mêmes émotions au vu de toutes ces merveilleuses sculptures
– Tu dérailles mon vieux Gaspard… mais pourquoi pas ?
Je vais enfin découvrir le secret de mon homme !
Rose a envie d’être belle, de plaire à son mari. Elle disparait à la salle de bain, ne traine plus la savate, sautille en chantonnant, ouvre le placard, hésite, et se décide à enfiler cette robe verte à pois qui lui rappelle de bons souvenirs remontant à 40 ou 45 ans. Certes, depuis, elle a pris quelques kilos. Elle force un peu pour passer le haut, tire sur le bas qui lui résiste, elle tire encore. Elle rentre son ventre, rien à faire, elle ne peut plus fermer les boutons. Tant pis, toute excitée à l’idée de cette sortie imprévue avec Gaspard, elle gardera sa robe.
Les voilà partis en direction du Musée Rodin. Doucement, son homme lui prend la main. Elle ressent comme une bouffée de bonheur…cette poigne chaude et un peu calleuse… c’est comme sa robe à pois, cela fait bien 40 ou 45 ans… Les voilà heureux, comme aux premiers jours où ils s’étaient rencontrés à l’usine.
Gaspard, tel un automate parcourt le chemin du Musée. Sans hésitation, il monte les marches, salue quelques gardiens à l’œil morne. Il retrouve son domaine et là, une grande émotion l’envahit. Il lâche la main de Rose… Camille est là, bien là… Alanguie, elle le regarde. Gaspard se met à genou et pleure. Il ne sait plus où il est. Il étreint la sculpture, secoué par les sanglots.
Rose ne comprend pas. Elle est désemparée. D’un seul coup, sa robe la boudine, ses épaules se voutent, elle se sent vieillie, terne, ses pieds si alertes ce matin dans ses jolis escarpins se compriment, ses chevilles gonflent. Que se passe-t-il ? Serait elle jalouse, dépossédée de son amour ? Elle appelle doucement, mais en vain, son vieux gardien de mari. Rien à faire. Gaspard est reparti dans son délire. Quel est donc ce mystère ?
Dépitée, vidée, malheureuse, elle sort seule du Musée, laissant Gaspard face à son apparition.
Secoué par les sanglots, le vieux gardien cherche fébrilement un mouchoir au fond de sa poche.
Tiens, le contact est plutôt rugueux. Il extirpe un papier blanc complètement recroquevillé, rien à voir avec son vieux chiffon à carreaux, compagnon de toujours.
Machinalement, Gaspard déplie cette feuille chiffonnée. Péniblement, il sort de sa torpeur. La réalité le rattrape. Oui, c’est sa lettre de licenciement. D’un revers de main, il essuie son nez. A travers ses larmes, la sculpture semble floue.
Il se ressaisit, relit sa lettre et cherche Rose désespérément. Elle a disparu… Toutes ces femmes qui se volatilisent… et cette mise à pied ! Quel mauvais sort s’acharne ainsi contre lui ? N’était-ce pas légitime pour lui, le gardien du Musée, d’interdire l’accès à cette procession de visiteurs, consommateurs immodérés susceptibles de souiller de leur regard de mouton sa chère Camille tant aimée ?