Lucie était arrivée chez elle à l’heure où le soleil commençait à décliner; un souffle frais s’était levé qui rendait la chaleur étouffante de l’après midi, plus supportable. Épuisée mais contente d’être là, devant la porte de sa maison, seule, mais peut-être pas pour longtemps ; elle avait jeté un regard rapide dans la boîte aux lettres : rien.
Pas très étonnée :
Qui écrivait aujourd’hui, au temps d’internet et du téléphone mobile ? Le facteur n’était plus assez rapide !
Le téléphone dans sa poche restait muet, peut-être un message internet l’attendait-il ?
Elle s’était précipitée sur le vieil ordinateur lent à s’allumer.
Elle attendit plantée devant la fenêtre de son bureau, ne bougeant plus, un vague sourire hésitant entre résignation et espoir, pourtant l’impatience pointait dans son regard qui s’était fixé sur le lointain. Le soleil du soir éclairait d’un rouge brique chaleureux les sommets rocheux alignés au dessus des alpages qui s’étaient colorés progressivement d’un jaune citron absurde et il laissait dans les creux orientés au nord des bandeaux de forêt vert sombre virer au noir. Tout au fond à l’ouest, de gros nuages gris, métalliques, s’accumulaient. Des bourrasques de plus en plus violentes se précipitaient maintenant dans les ruelles du village brusquement assailli par la fureur des éléments. Les frênes et les trembles secoués en tous sens, semblaient tout à coup ne plus vouloir se redresser. Les grandes herbes prenaient le sens de la pente et subitement fuyaient à l’opposé, s’inclinaient comme folles dans un rythme dangereux qu’accompagnaient aveuglément les buissons de cassis et de groseilliers alentours. Ce ballet infernal soulevait la poussière du chemin de terre en brefs nuages grisâtres, irrespirables. Soudain un bruit furieux annonça l’apparition d’un tracteur immédiatement suivi de sa remorque bringuebalante chargée d’un énorme tas de foin échevelé, bossu comme un brigand. Ils imprimèrent sur la vitre, en passant au raz de la fenêtre, des ombres informes et menaçantes vite disparues et laissèrent derrière eux des odeurs d’herbes sèches et de gaz oïl.
Lucie sursauta. Son regard revint à la boîte de réception de l’ordinateur où une série de points bleus s’étaient allumés : 20, 25, 26…
Au milieu de tous ces mails à supprimer, elle avait trouvé celui là, tant attendu : « travaux maison ». Dans l’instant, à la lecture des trois lignes laconiques, elle avait su que les travaux seraient encore reportés et qu’il lui faudrait supporter le chantier jusqu’à la fin de l’été pour s’installer enfin chez elle. Il fallait se résigner, attendre encore et encore le bon vouloir des uns et des autres. Elle referma l’ordinateur brusquement.
Effondrée sur le canapé, elle ne réagissait plus, prendre une décision lui était devenu impossible, pour l’instant elle voulait juste se reposer, faire le vide. Serait-elle capable de mener à bien cette rénovation avec la défection de l’un de ses acteurs majeurs, l’architecte ?
Elle n’avait plus le courage d’y penser, plus envie de rien, lâchée de toutes parts, ses enfants même lui avaient déconseillé de s’investir dans une maison aussi éloignée de tout ! Aurait-elle dû vendre ce petit coin de bonheur ancien, ne plus s’y attacher, rompre avec le passé ? Trop de questions se bousculaient, la bousculaient ! Les amis, les proches, avaient attendu évidemment de voir le résultat de ses projets, la pressaient régulièrement de questions, questions insolubles à présent.
Seule elle ne saurait maintenir le cap, seule elle n’oserait faire face aux artisans bourrus ou laxistes, peu pressés, négligents ou même incompétents.
Non, elle ne voulait affronter ni les gens aussi bienveillants soient-ils, ni les tâches à venir !
Sur un coup de tête elle se leva, s’habilla et sortit dans le vent. Partie face à la pente abrupte, sans s’arrêter ni regarder le paysage maintenant assombri, elle arriva sur la route forestière blanchâtre et caillouteuse qui montait par à coup, aller le plus loin possible, respirer, oublier, ne pas se laisser submerger par la colère.
Soudain un 4X4, gris de poussière et de boue, surgit devant elle. A sa hauteur il s’arrêta net, la fenêtre s’ouvrit et un éclat de rire surgit :
– Qu’est-ce que tu fais là, Lucie ? C’est pas un temps pour aller aux champignons !
Je voulais passer te voir ce soir, j’ai des nouvelles …
– Si tu veux, viens à la maison pour l’apéro … tu auras le temps ?
– Bon, je file, ok pour ce soir.
Lucie continua son chemin, contrariée, les jambes coupées, elle venait de faire une invitation irréfléchie à Justin qui, pourtant surchargé de travail à cette saison, n’avait pas hésité à l’accepter !
Il sortait peu, n’aimait pas « fréquenter le monde » et malgré tout il allait venir ce soir après son travail et quel travail, celui-ci n’avait pas sensiblement évolué depuis deux générations : l’élevage, la ferme, les parcs, les bâtiments et le matériel à entretenir, tout cela pouvait le maintenir éveillé 24 heures sur 24 et le mettre sur le qui vive 7 jours sur 7. Pendant ce temps là, sans y prendre garde, son hameau du bout du monde s’était transformé depuis qu’il avait été promu au rang de Station-Village, avec ses quelques pistes balisées, bleues, rouges, noires et ses «hors-pistes» prestigieuses traversant les forêts de mélèzes et côtoyant les pins cembro. En quelques années, un village connu dans le monde entier !
Quand les vacanciers, sportifs de tout niveau et de toute saison, débarquaient sur les champs de Justin, l’ancien berger fuyait et devenait taciturne. Skieur de haut niveau et arpenteur forestier infatigable, il aurait pu être un guide de choix, en hiver comme en été, pour peu qu’il ait eu envie de parcourir ces beaux espaces en touriste et de raconter à tous ce qu’il partageait avec quelques uns. Lucie faisait partie, à égalité avec les Anciens, de ces privilégiés pour lesquelles il pouvait conter sans fin la vie d’autrefois, les objets et les lieux qui avaient tous de bonnes raison de s’appeler comme ça et pas autrement ! Les gens aujourd’hui disparus auréolés de faits et gestes héroïques, les animaux de la ferme et la difficulté de l’élevage en montagne, les animaux sauvages dont il semblait être particulièrement proche, les plantes odorantes et goûteuses qui le ramenaient à son enfance où rien n’était gaspillé, où les cueillettes de petits fruits, de champignons et d’herbes sauvages amélioraient l’ordinaire, de tout cela il pouvait parler des heures ! En voisine intermittente et légèrement exotique pour lui, Lucie aimait le faire se souvenir, et il ne tarissait pas, lui le silencieux, mais il fallait qu’il le veuille : c’était lui qui choisissait le sujet et le moment. Son espace de liberté à lui c’était de parler ou de se taire, de choisir les personnes qui méritaient de rentrer dans le jardin secret de sa jeunesse isolée et laborieuse.
Justin semble très en forme aujourd’hui, qu’est ce qu’il nous cache ? pensa-t-elle avant de se rendre compte que le temps lui manquerait pour grimper jusqu’aux Montagnettes. Le besoin de marcher afin de cesser de tourner en rond dans sa tête toutes les questions existentielles du moment, elle le connaissait bien : que faire de sa maison ? Où poser ses valises maintenant qu’elle se retrouvait seule ? Fallait-il transformer la maison ? Lui donner un nouveau cachet, plus de confort, pour accueillir ses proches si lointains ? Ou tout simplement ne rien faire et voir venir ce que la vie apporterait d’elle même, ne plus chercher à influencer le cours des choses ?
Les détails de son projet de rénovation lui avaient donné et pris pas mal d’énergie.
Maintenant la volonté de le réaliser semblait s’éloigner.
Tous m’encouragent mais au fond ils s’en fichent ! conclut-elle en rebroussant chemin.
Elle n’irait pas aux Casettes où d’habitude elle aimait se rendre pour admirer le paysage et savourer la solitude et le calme de ces vieilles granges isolées au dessus des nuages. Elle reprit le sentier de la descente en pensant à son invitation.
Elle avait encore le temps de passer voir Marina, sa meilleure amie et confidente officielle, pour lui dire de venir ce soir avec Jérémy bien sûr, « compagnon de toujours », comme elles l’avaient toutes deux surnommé :
– Il y aura Justin, je prépare un petit apéro, ne venez pas trop tard.
– OK à 19h,
ils arriveront à 20h « ponctuels », comme à leur habitude
– Contente de te voir revenue
mais comment elle supporte tous ces allers-retours ?
– Qu’est-ce que tu deviens ? Tu restes un moment ?
– Dix jours maxi,
S’ils savaient … indécise comme je suis, je serai peut-être partie demain matin !
– On pourrait se voir plus souvent …
Ils me prennent pour une touriste moi qui suis arrivée au village bien dix ans avant eux !
– Ya du nouveau dans ta maison ?
Elle est encore empêtrée dans ses projets pharaoniques après ces années d’absence !
– Je vous raconterai ça tout à l’heure ; ça avance, on arrose bientôt ! A tout à l’heure.
Marina et Jérémy arrivèrent chez Lucie presqu’à l’heure, précédés du fumet léger de « croûtes au fromage – ciboulette », leur spécialité.
Lucie avait préparé des toasts, la table garnie les mit en appétit.
Justin arriva une bouteille à la main et un grand rouleau de papier blanc sous l’autre bras. La conversation comme à l’accoutumée s’engagea sur les enfants, huit au total pour les 3 familles. Aujourd’hui dispersés, ils avaient été élevés ici et avaient fréquenté l’école du village et presque autant l’école de ski, cette dernière étant pour tous le prolongement naturel de la première. Aucun n’était devenu champion mais tous aimaient se retrouver ici une ou deux fois l’an. C’était peu mais cela entretenait l’amitié et les conversations.
Quelque agitation de souvenirs plus tard, Justin déboucha le pétillant et annonça d’un air supérieur :
– Je vous apporte les nouvelles… On boit un coup avant de pendre la crémaillère ?
Tous se rassemblèrent autour de la table, le Kir savoyard colora joyeusement les verres, on trinqua, on mangea, on se réjouit de l’avancement des travaux de Lucie, on la consola des petits ratés, on compatit à ses soucis passés et présents et on savoura l’instant des retrouvailles. Justin restait discret, il n’avait pas encore dit un seul mot de la nouvelle qu’il apportait comme une victoire.
Quand tout à coup la sonnette retentit, tous se regardèrent. Attendait-on encore quelqu’un ?
Lucie se dirigea pensive vers la porte d’entrée. Qui, à cette heure ? Qui, aujourd’hui ?
Elle n’attendait personne d’autre que les désormais habitués à sa solitude…
Un silence de curiosité s’installa parmi eux, chacun à sa place s’était tu afin de reconnaître le son de la voix de l’intrus qui se fit attendre, le bruit de la porte qu’on referme aussi, les pas dans l’escalier ne revenaient pas, le temps comme la glace s’étaient figés. Depuis le salon vers le sas d’entrée, la porte entrouverte ne laissait rien paraître, Lucie avait franchi le seuil et restait invisible, tout autant que le passager surprise. On entendit bientôt une vague agitation dans la ruelle puis une portière claquer furtivement, une voiture démarrer ? Ou reculer ? Tous, autour de la table, se regardèrent de plus en plus surpris, s’interrogeant du regard. Leurs yeux disaient l’étonnement, la fragilité du moment. Qu’est-ce que Lucie leur préparait ? A quel jeu se prêtait-elle ? Qui était venu la soustraire à leur présence ?
Ils n’avaient pas eu le temps de trouver le début d’une réponse que, Lucie réapparut soudainement, demi sourire aux lèvres, mystérieuse, un peu lasse et reprit sa place dans le cercle des amis :
– Excusez moi c’était, Harold mon voisin d’en bas qui venait me dire adieu. Il part ce soir, il n’a pas voulu s’arrêter, il a pensé qu’il dérangeait, et avec mon anglais approximatif, j’ai eu du mal à le convaincre !
Ici tout le monde connaissait Harold, un Anglais venu du Périgord, Lucie l’avait rencontré là-bas au détour de ses « voyages en régions » qu’elle distinguait de ses « périples au long court » dans les montagnes du monde, voyages et périples dont elle ne parlait qu’avec retenue laissant planer autour d’eux beaucoup de mystère.
Justin, le premier, se décida à revenir au sujet du moment :
– Bon, on trinque aux facéties de Lucie et de son Anglais et on parle sérieusement : voici les plans du nouveau lotissement communal !
Ca y est la DDE a accepté le projet ?
Le maire a signé avec le promoteur ?
– On aura combien de « lits » ?
Jérémy et Marina firent place nette sur la table centrale et Justin déploya ses plans.
– Houa ! Ça envoie du gros
Décréta Jérémy bluffé par l’ampleur du projet.
– Qu’est-ce que vous en pensez ? C’est pas un peu gros pour nous, tout ça ?
– Pas du tout, c’est ça ou mourir ! ça fera des emplois pour tous ! Une mine d’or à creuser sous nos pieds !
– Tant qu’il y aura de la neige.
Marina avait plutôt envie de pleurer, elle réalisait, grâce à ces quelques traits de crayon, combien le lotissement allait transformer le hameau, fragiliser leur quiétude. Qu’allait-on gagner vraiment avec ce développement d’exception ? N’allait on pas perdre ce petit paradis hors du monde pour un mirage, un nouvel Eldorado ?
Lucie, éberluée, mit un moment à se ressaisir, n’en croyant pas ses yeux. Etait-ce bien les plans que tous attendaient ? Elle vit tout à coup s’écrouler sa minuscule parcelle de bonheur dans le vaste chantier de ce trop grand projet. Ce petit village tranquille, mystérieusement préservé de la route et de ses dangers prévisibles où tous ses habitants se connaissaient et où les enfants avaient grandi hors de la circulation automobile et loin des villes monstrueusement dévoratrices d’air et d’espace, qu’allait-il devenir ? Que faire si les tentacules urbains venaient jusqu’ici ?
Harold avait-il décidé de quitter le navire en connaissance de cause, avait-il une vision plus réaliste de la situation dans laquelle se trouvait le pays aujourd’hui ?
Comme s’il avait deviné le désarroi de Lucie, Justin, releva enfin la tête du plan magique, un peu moins sûr de lui :
– Je suis d’accord là-dessus : créer 6000 « lits » dans un village de 300 âmes, c’est peut-être une folie ! Mais…
La folie n’était-elle pas à l’origine ?
Vouloir vivre aujourd’hui dans un pays aussi rugueux, isolé de tout, cerné de pics rocheux et de forêts sombres qui se « referment » irrémédiablement sur les prairies nourricières, sans commerces, sans enfants pour maintenir une toute petite école, avec pour y arriver une route, défoncée par les hivers trop rudes, comptant pas moins de treize épingles à cheveux depuis la première « boulangerie-épicerie-tabac-presse », et cerise empoisonnée sur le gâteau, une barrière rouge et blanche : « rouge pour le danger, blanche pour la neige! » avait confirmé Justin quand elle avait été posée, suite à une avalanche aussi dramatique qu’attendue. Ceci, tous avaient espéré vite l’oublier mais depuis leur première arrivée au terminus, la barrière annonçait encore tranquillement, hiver comme été : «danger avalanches » !
Oui c’était une folie de croire que ces maisons de pierres, chaux et lauzes étaient construites pour toujours, que le Moyen âge rêvé pourrait côtoyer et concurrencer avec avantage le confort et la modernité du troisième millénaire déjà bien entamé !
Mais les immeubles et aménagements grandioses aujourd’hui planifiés n’en étaient-ils pas une plus grande encore ?
Justin avait cessé de scruter son plan avec tous ses détails, coupes, élévations, plan de masse, vues perspectives, limites de propriétés, sens de circulation, hachures et traits de d’épaisseurs variés, cotes et annotations diverses…
Malgré son enthousiasme apparent du début de la soirée, il était perplexe, l’ampleur et les enjeux du projet, l’avenir même de la commune lui faisaient peur ; il ne savait plus que penser et n’osait mesurer son ignorance à un tel ensemble de données techniques.
Marina restait sans mot, ahurie. Jérémy voulut prendre la parole mais dans sa tête les questions fusaient et aucune ne sortit de sa bouche, une inquiétude sourde l’envahissait peu à peu, il était dépassé.
La discussion qui aurait dû être le centre d’intérêt de la soirée tourna court.
On but sobrement, on mâchonna sans appétit, on resta dans le vague et se quitta tôt. On serait peut-être plus en forme le lendemain, jour férié, jour du Seigneur, ou jour à rester au lit ! Bref on y verrait plus clair à tête reposée.
Marina et Jérémy rentrèrent les premiers, Justin les suivit de près.
Quand il fit le tour du village, tout semblait dormir, l’orage s’était éloigné, la découpe sombre des montagnes encadrait généreusement le ciel voûté comme une coupole, les étoiles brillaient c’était une belle nuit, une nuit à contempler, il aurait bien aimé ce soir rêver à ce projet d’encre et de papier. Mais dans la réalité ce serait du béton et du fer, du verre et de la pierre, des immeubles propres et nets, jouxtant des fermes un peu bancales et décrépies. Ce serait des places bien plates, goudronnées de bitume noir et cernées de lignes blanches nettes, tirées au cordeau pour les voitures et les cars, des rues à sens unique larges et lisses croisant dignement les vieilles ruelles à peine carrossables. Pour préparer tout cela il faudrait faucher les prés une dernière fois, aplanir convenablement le terrain, faire des fondations bien profondes. Ensuite on verrait arriver des ballets de camions-bennes chargés de terre noire arable partant fièrement au dépotoir, des pelleteuses-excavateuses clignotantes et klaxonnantes bien rodées creusant des réseaux souterrains taillés nets et enfouissant joyeusement des câbles multicolores et tuyaux calibrés aux normes actuelles; on verrait aussi des grues majestueuses tournant sur elles même du matin au soir, élevant successivement murs de soutènement et murs de façades lesquels seraient vite remplis de fenêtres ébahies qui regarderaient la montagne pâlir le matin et rougir le soir.
Justin aurait aimé rêver que cela se fasse pour le bien de tous, pour les vieux qui désespéraient de revoir une activité glorieuse dans la commune, celle de leurs vingt ans, pour la jeunesse qui aujourd’hui s’absentait vers de plus grandes stations, un rêve pour la Vie revenue ici enfin.
Les détours dans ses pensées le menèrent à sa maison isolée au bout d’une ruelle sombre. Subitement, il remarqua qu’une lumière était restée allumée.
– Tiens j’ai encore oublié d’éteindre.
Il rentra et découvrit, assis sur le canapé, Harold !
Il n’était pas parti ? !
Justin resta les bras ballants, puis il accéléra le pas : il aurait bientôt des explications.
Harold, gêné lui avoua avoir menti à Lucie.
Il n’osait le lui dire mais il avait fini par vendre sa maison et il allait retourner en Angleterre !
Depuis qu’il avait quitté le Périgord, il avait souhaité s’installer dans cette région sauvage. Sa passion des animaux en liberté et de la montagne l‘y avait retenu longtemps mais aujourd’hui les choses changeaient, le village se transformait en profondeur, ce qu’il avait découvert et apprécié en arrivant là, semblait ne plus pouvoir durer.
Et puis il y avait Lucie qui n’avait plus répondu à ses attentes, qui se repliait de plus en plus sur elle-même et qui depuis qu’elle était revenue au village ne faisait rien pour le rencontrer. Il y avait quelques temps encore ils faisaient des balades ensemble, ils étaient partis de refuge en refuge, de lacs de montagnes en chalets d’alpages ; elle lui avait fait découvrir les lieux qu’elle aimait parcourir autrefois à la belle saison, seule ou avec les enfants qui couraient à la recherche des grenouilles minuscules et lustrées et des sauterelles bicolores ; il lui avait fait observer, lors d’expéditions nocturnes minutieusement préparées, le coq de bruyère, le tétras lyre discret, animal fétiche du pays qu’il connaissait mieux que tout le monde ici car il fallait l’épier de longues heures avant qu’il ne sorte d’un buisson de rhododendrons ou de noisetiers. Pour changer d’horizon, mais pas trop, ils avaient même découvert ensemble les Pyrénées, afin de comparer avec les Alpes sans trop s’en éloigner.
Il aurait aimé lui apprendre un peu plus sa langue et voyager avec elle dans des pays reculés à l’image de celui-ci mais parés d’autres senteurs, d’autres saveurs, d’autres lumières et d’autres sons.
Mais quand elle avait entrepris des travaux dans sa maison tout avait changé :
– C’est cette maison qui la retient là et l’empêche de voir le monde ! pensait-il tout haut devant Justin.
– Une obsession pour elle, mais pourquoi ? Pourquoi ne peut-elle s’en détacher ?
Justin lui non plus n’avait pas la réponse, mais il savait qu’on ne part pas de ce lieu, sans avoir l’impression de basculer dans l’Autre Monde, ce village étant à lui seul le bout du monde.
Comment faire le grand écart entre deux rives quand on n’a plus la souplesse et la jeunesse pour cela ? Ce serait la chute assurée !
Il se souvenait : Lucie était arrivée au village, seule, un jour par hasard. Puis elle avait choisi d’y revenir avec mari et enfants, ils s’étaient installés là avec passion. Après le départ des enfants et de leur père, se sentant vive et vaillante encore, elle était repartie pour la ville où elle croyait trouver un autre nid à sa taille et à celle de ses ambitions. Elle pensait s’y être perdue et maintenant elle revenait au village pour poser ses bagages et sa lassitude là où la vie lente et sereine d’autrefois semblait l’attendre depuis toujours.
Mais Toujours et Aujourd’hui qui se confondaient encore, ne dureraient peut-être pas un été de plus !